PRESSE: Le Monde
Edouard Philippe a annoncé samedi devant l’Assemblée nationale vouloir « mettre fin à cet épisode de non-débat ». Deux motions de censure ont été déposées par les oppositions.
L’exécutif aura pris tout le monde par surprise. Le conseil des ministres exceptionnel convoqué, samedi 29 février, pour traiter de l’épidémie de coronavirus a donc aussi été l’occasion pour le gouvernement de décider discrètement de l’activation de l’article 49.3 de la Constitution pour faire passer sans vote la réforme des retraites à l’Assemblée nationale. Le premier ministre, Edouard Philippe, est arrivé peu après 17 heures au Palais-Bourbon pour en faire l’annonce aux députés.
« Conformément à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution de 1958, et après en avoir obtenu l’autorisation du conseil des ministres du 29 février, j’ai décidé d’engager la responsabilité du gouvernement sur le projet de loi instituant un système universel de retraites », a déclaré M. Philippe, après être monté à la tribune sous les applaudissements des quelques députés de la majorité présents dans l’hémicycle en ce samedi après-midi. Les rares membres de l’opposition présents, eux, ont hué le chef du gouvernement. « C’est honteux ! », ont tonné les députés La France insoumise (LFI) François Ruffin et Ugo Bernalicis.
Le premier ministre engage la responsabilité de son gouvernement par l’article 49al3 sous la bronca des députés ins… https://t.co/YyTSxF080a
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Un nouveau texte « enrichi » de 300 amendements
Ce recours au 49.3 en catimini un samedi après-midi est justifié au sein de l’exécutif par la suspension à venir des travaux de l’Assemblée nationale, le 6 mars, le temps de la campagne des élections municipales des 15 et 22 mars. Manière aussi, dit-on, de laisser le temps la semaine prochaine à l’examen du projet de loi organique sur cette réforme des retraites, qui ne comporte pour sa part que cinq articles.
« Après plus de cent quinze heures de débat en séance publique, l’Assemblée nationale en est arrivée à l’examen de l’article 8 », a constaté M. Philippe, dénonçant une « stratégie d’obstruction délibérée de la part d’une minorité ». « Je n’ai pas le sentiment que notre démocratie puisse se payer le luxe d’un tel spectacle », a-t-il estimé, se montrant désireux de « mettre fin à cet épisode de non-débat ».
Le chef du gouvernement a, par ailleurs, assuré engager la responsabilité du gouvernement sur un texte « qui n’est pas le texte initial » de l’exécutif, mais « un texte amélioré, profondément enrichi » par les amendements de l’Assemblée nationale, a-t-il plaidé.
Selon les informations du Monde, le premier ministre a en effet vu, vendredi midi, des représentants des groupes LRM et MoDem pour évoquer les amendements qui seraient repris dans le nouveau texte. Vendredi après-midi, l’exécutif s’est aussi approché de l’opposition dont il comptait rendre des propositions. Samedi matin, la liste des quelque 300 amendements qui sont repris était arrêtée. Ce n’est en effet pas le texte du gouvernement qui sera adopté en cas d’échec des motions de censures déposées par les groupes de gauche et par le groupe Les Républicains. Le 49.3 permet au gouvernement de réécrire le texte, en insérant des amendements de la majorité et de l’opposition. Le premier ministre a également dit que des points négociés avec les partenaires sociaux, en parallèle de l’examen du texte à l’Assemblée, seront introduits dans le texte.
Mis sous pression par l’Elysée ces derniers jours pour aller vite, Edouard Philippe a donc consenti à activer cet instrument qui marque au fer rouge ceux qui l’utilisent.
La perspective du recours au 49.3 ne faisait plus guère de doute depuis le tout début des débats face à la stratégie d’obstruction orchestrée par les groupes de La France insoumise (LFI) et le groupe communiste. A eux seuls, ils avaient déposé plus de 30 000 des 41 000 amendements qui ont été soumis sur ce texte, un record sous cette législature. La première semaine de débat avait été quasi paralysée par des incidents de séance et des échanges tendus.
« Déni de démocratie »
Dans cette situation, les députés ont 24 heures pour déposer une motion de censure qui doit être débattue dans les 48 heures suivantes. Si la motion est adoptée, le texte est rejeté et le gouvernement renversé. Dans le cas contraire, le texte passe sans vote à l’Assemblée.
Samedi soir, des députés de trois groupes de gauche (Bastien Lachaud et Mathilde Panot pour LFI, Dominique Potier pour le PS, Stéphane Peu et Elsa Faucillon pour les communistes) ont confirmé le dépôt d’une motion de censure commune. « Le texte de la motion de censure sera centré sur les mauvais procédés du gouvernement davantage que sur le contenu de la réforme des retraites, pour que tout le monde se sente à l’aise de le voter », a fait savoir le président du groupe LFI à l’Assemblée, Jean-Luc Mélenchon.
« C’est un passage en force et un déni de démocratie sans précédent sur une réforme des retraites », explique Damien Abad, député de l’Ain et patron du groupe LR à l’Assemblée. Samedi soir, Les Républicains ont également annoncé le dépôt d’une motion de censure, distincte de celle de la gauche. Bien que des désaccords sur le fond persistent, LFI a fait savoir qu’il voterait cette motion de censure. La droite « veut une mesure d’âge. Et en fait, le projet de réforme de Macron n’est qu’une vaste mesure d’âge. Mais nous sommes disposés à voter toute motion pour censurer le gouvernement sur l’utilisation du 49.3 et cette réforme illégitime des retraites », a commenté au Monde Adrien Quatennens, députe du nord. Le député Alexis Corbière complète : « On votera toutes les censures, comme toutes les motions de rejet. »
« Chacun connaît maintenant le cynisme du gouvernement, qui se sert de l’aggravation de la crise du coronavirus en le précédant d’une interdiction de rassemblement de plus 5 000 personnes. C’est à se demander si c’est pour protéger les Français ou empêcher les manifestations, a pour sa part réagi la présidente du Rassemblement national, Marine Le Pen. Il n’y avait pas urgence folle, on pouvait terminer les débats sur deux ou trois mois. »
La CGT et Solidaires ont appelé à un rassemblement à partir de 19 h 30 devant l’Assemblée nationale.
Encore un long chemin pour la réforme des retraites
Le déclenchement du 49.3 ne signe toutefois en aucun cas l’adoption définitive du texte, ni la fin du parcours législatif de la réforme des retraites. D’abord, l’Assemblée nationale doit se prononcer sur le projet de loi organique, deuxième volet de la réforme, dont l’examen pourrait commencer à partir de mercredi. Reste à savoir quelle sera l’attitude de l’opposition face à celui-ci. Samedi soir, Jean-Luc Mélenchon a promis de ne « rien lâcher » sur ce second texte, semblant annoncer un examen encore heurté même si le texte est plus court que le projet de loi ordinaire.
Ensuite, l’ensemble de la réforme sera transmis au Sénat, devant lequel le gouvernement n’a pas la possibilité d’engager sa responsabilité pour précipiter l’adoption du texte. La tradition au Palais du Luxembourg est cependant moins à déposer des milliers d’amendements pour bloquer l’examen d’un texte. Les sénateurs devraient au contraire en profiter pour réécrire la réforme à leur manière, et espérer qu’une partie de leurs ajouts intégreront définitivement le texte. En effet, une fois le texte adopté par les sénateurs, des représentants des deux chambres se retrouveront en commission mixte paritaire (CMP) pour tenter de s’accorder sur une version commune du texte.
En cas d’accord, députés et sénateurs seront amenés à voter définitivement ce texte. Dans le cas inverse, une nouvelle lecture sera organisée dans chaque chambre. Le gouvernement pourra alors à nouveau avoir recours au 49.3 devant l’Assemblée nationale. Ce n’est qu’à l’issue de ces deux nouvelles lectures que la réforme sera adoptée définitivement au Parlement. Le gouvernement et la majorité espèrent atteindre cet objectif avant l’été et la fermeture de l’hémicycle de l’Assemblée nationale début juillet, pour trois mois.