Travail – Émancipation – Lecture – Culture, … Histoire d’un combat. Rencontre avec notre camarade Claudie Tabet
Auteure de « DES PETITES VICTOIRES SUR L’ILLETTRISME » publié chez Erès
A travers une expérience collective et son regard, c’est tout ce que porte la CGT depuis sa création sur le lien indissociable travail-culture-émancipation, qui est en filigrane dans ce que décrit Claudie Tabet.
Deux camarades de l’Observatoire Fédéral des Conditions de Travail de la FERC ont eu la chance de la rencontrer et ont pu l’entendre parler de sa passion pour des personnes, des travailleur·ses, « dé-classés et cabossés de la vie », qui sont aussi souvent « des abonnés-absents du lire-écrire », comme elle les décrit dans son ouvrage.
OFCT : Claudie, qu’est-ce qui à partir de ton métier t’a donné l’envie de consacrer ta vie à la question de l’illettrisme ?
Claudie : La vie ça se construit par étape et selon les rencontres (militant·es, professeur·ses, lectures).
J’ai commencé ma vie professionnelle comme institutrice à Alger quand le jeune gouvernement appelait les militant·es de « l’indépendance » à contribuer à l’apprentissage scolaire. Certains jours, nous étions plusieurs à participer à l’alphabétisation des ouvrier·es agricoles de la « ferme Borgeaud », grand colonialiste bien connu.
C’était d’ailleurs aussi ce qui se faisait avec la CGT pour les ouvrier·es étrangers de chez Renault, de Citroën ou d’ailleurs. Lorsque j’ai travaillé au CE de la Thompson, j’ai découvert l’ampleur des besoins et la médiathèque tenait un rôle central dans les objectifs culturels.
Ensuite je suis devenue bibliothécaire, en entreprise, c’était mon choix. Beaucoup plus tard, j’ai perdu le diplôme de conservateur pour continuer d’être chargée de mission, près des publics illettrés, défavorisés. De fait, j’ai longtemps été à la Thompson, à la NMPP, à la Sécurité Sociale, dans tous ces Comités d’Entreprise où je travaillais sur l’articulation culture et lecture.
Je n’étais pas uniquement sur une « fiche de poste » bibliothécaire mais toujours sur le lien entre culture et lecture. J’’ai eu une opportunité dans les années 80 avec l’arrivée d’un nouveau gouvernement en 81. Il y a eu alors un appel d’offres de la Caisse des Dépôts et Consignations qui avait une filiale en Seine-Saint-Denis qui faisait de l’insertion. Je me suis dit « c’est dans le droit fil de ce que j’ai fait jusque-là, j’y vais ». Je me présente et je suis recrutée et j’ai beaucoup appris pendant six années.
Les missions locales ainsi que tous les partenaires sociaux et de l’emploi orientaient ces candidat·es vers les organismes assurant les formations/insertion. Avec le CNFPT (Centre de Formation de la Fonction Publique Territoriale) on accueillait les travailleur·ses de la catégorie D de la fonction territoriale, catégorie qui n’existe plus aujourd’hui. Ainsi il y avait des gardiens de musée – tous en catégorie D -, des femmes de ménage, maintenant on leur donne d’autres noms mais moi je refusais tous ces noms …non moi j’avais face à moi des femmes de ménage qui me parlaient du ménage, du balai, de l’eau de javel, du seau d’eau, de la serpillière et tout ça toute la journée donc je me refusais à des noms d’oiseaux polis qui permettent de cacher la réalité.
Les formateur·trices accueillaient aussi des jardiniers mais ils n’étaient pas diplômés. C’était ceux qui ramassaient les cailloux, qui arrachaient les mauvaises herbes …. Il y avait aussi des gens qui travaillaient en sous-sol et dans les égouts, etc.
Il y avait nombre de ces travailleur·ses de catégorie D qui étaient en formation avec le CNFPT qui existe toujours sous ce nom.
Pendant plus de 10 ans j’ai rencontré ce public là et, avec des équipes compétentes, nous avons pu monter des dispositifs particuliers. Pour ma part je n’étais pas seulement institutrice, formatrice ou bibliothécaire : avec mes différentes étiquettes et diplômes professionnels, je pouvais innover… mais surtout, j’ai pu contribuer avec des professionnel·les à mettre en place des dispositifs expérimentaux qui n’avaient jamais existé pour tous ces gens qui méprisaient la lecture tellement ils et elles en avaient peur, qui disaient « Les bibliothèques, mais c’est pour les intellos, on mettra jamais nos pieds là-dedans, on déteste lire », « Lire c’est perdre du temps »…
Ces démarches sont avant tout du travail d’équipe, du travail collectif. Parfois cependant, j’ai eu l’opportunité de mettre en œuvre des formations expérimentales.
Notamment au CNFPT, un module s’appelait « Le vécu : Lire, Ecrire et Vie Quotidienne » (LEVQ). C’est là que nous accueillions toutes les personnes en catégorie D dont certains portraits sont présentés dans le livre. La particularité de ces formations, c’était le parrainage par un·e bibliothécaire de leur domicile.
Parmi les plus jeunes provenant des missions locales, il y avait un toxicomane bénéficiant d’un suivi extérieur. Ce jeune était refusé partout. Même notre institution soulignait qu’il ne relevait pas du « lire-écrire ». Le portrait de ce jeune s’appelle « Debout » parce qu’il devait faire sa formation debout sinon il tombait sur la table ! Petit à petit il s’est réveillé, il s’est redressé ! La bibliothèque fut un mot connu de lui après ce stage.
Le combat que j’ai mené dans mon travail, c’est l’immersion dans les bibliothèques publiques, ça personne ne le revendiquait… Aujourd’hui retraitée, je constate une volonté de rapprocher la formation des publics défavorisés des bibliothèques, surtout depuis que l’ABF (Association des bibliothécaires de France) est devenue partenaire de l’ANLCI (Agence Nationale de lutte contre l’illettrisme). En annexes du livre, plusieurs articles s’y consacrent.
Le plus souvent, les formateur·trices ne connaissaient pas les médiathèques, ils et elles n’y mettaient pas les pieds. Ils/elles avaient les moyens financiers, alors ils/elles fréquentaient les librairies, ils/elles achetaient les livres. Faire entrer un « opposant à la lecture » dans une bibliothèque était considéré comme une aberration, excepté pendant la scolarité obligatoire accompagné de l’instituteur·trice. Tout cela évolue, mais j’avais « le devoir » de « photographier » les résultats de ce combat.
Ces personnes ne sont pas des analphabètes. Elles savent lire mais elles n’ont vécu que d’échec en échec, à commencer par l’échec scolaire. Ce sont des gens qui se cachent, qui cachent ce qu’ils et elles sont, qui cachent leurs compétences et qui ne disent qu’une chose « Je suis nul·le, je suis un zéro ».
Il faut arriver à effacer dans leurs paroles et dans leur tête qu’ils/elles sont zéro ; parce qu’à quarante, cinquante ou 30 ans, on n’est pas zéro. On a une vie derrière soi. Moi c’est ce travail que j’ai aimé faire, c’est ce travail-là qui me passionne toujours, notamment avec les migrant·es : travailler à faire le lien avec les médiathèques municipales et ça se passe très bien.
Les portraits sont différents, personnalisés (c’est une écriture d’auteure plus que de formatrice), grâce au travail sur leur « trajets de lecture et d’échecs » pour construire une démarche et des outils de réapprentissage car on y réapprend les règles qui fondent une langue.
Sur les temps « être en immersion » on observe comment les stagiaires regardent tous ces livres… Ils et elles ont peur au début… ils et elles disent « Mais c’est pas pour nous ça… » Petit à petit, on peut observer leur évolution : la femme bretonne qui recherche son père depuis 30 ans ; celle qui risque d’aller en prison parce qu’elle a poignardé un homme après avoir vécu un viol en réunion… il y a le petit gars qui est toxico qui relève de la justice… celui qui ne tient pas debout… Il y a les autres qui sont des cas plus courants, comme le gardien de musée, ou bien le magasinier, qui toute sa vie, a caché qu’il ne savait pas vraiment lire et écrire et qui, dans son magasin, avait ses repères avec ses petits dessins, ces petites lettres… Quand un ouvrier lui demandait de lui donner une clé de six, il savait, il n’avait pas besoin de lire ou d’écrire… Mais un jour, son patron le convoque et lui dit « Roger, maintenant, c’est fini tes petits bricolages et tout ça… Maintenant, tu fais tout sur ordinateur ». Alors Roger il s’en va. Il démissionne tellement il a honte de dire qu’il est dans l’incapacité de faire ce qu’on lui demande. Il perd son emploi. C’est par la médiathèque, avec l’atelier informatique, qu’il va retrouver ses forces, retrouver des compétences et en acquérir de nouvelles.
Donc la bibliothèque, pour moi c’est fondamental…. Très jeune, par mon père cheminot, j’ai découvert que la CGT avait des bibliothèques au début du siècle dans les bourses du travail. Dans différents contextes professionnels, j’ai écrit ou fait écrire des articles sur le rôle de ces bibliothèques syndicales, sur celui des médiathèques de Comités d’Entreprise auprès de ces travailleur·ses qui avaient de grandes difficultés dans leur rapport à l’écrit… mais qu’on ne connaissait pas, dont on ne parlait pas… Le gars, il était ouvrier manuel, il n’avait pas besoin de dire qu’il ne savait pas lire… Il savait très bien faire avec ses pièces, avec ses outils. Ses copains, ceux qui étaient instruits ne savaient pas.
Mais grâce aux bibliothèques de la CGT dans les Bourses du Travail, ces ouvrier·es qui avaient des difficultés avec la lecture et l’écriture, ont commencé à s’instruire. C’est le même objectif que j’ai poursuivi professionnellement, ni au nom de la CGT, ni au nom de personne !
Je le faisais au nom de la profession de formatrice en insistant sur le fait que puisqu’on nous envoyait des illettré·es, il fallait absolument qu’on ait un partenariat étroit avec la bibliothèque publique qui de plus est souvent proche du Centre de Formation. Et cela à l’opposé de certaines bibliothèques associatives (quelques misérables étagères) que j’ai vues dans des associations d’éducation populaire tout à fait respectables… J’ai fait de la formation aux bénévoles du Secours Populaire sur ce partenariat avec les bibliothèques pendant deux ans. Je remercie Julien Lauprêtre, aujourd’hui décédé, pour sa conviction sur la lutte contre l’illettrisme et sa fonction culturelle.
Pour moi il y a une réalité : c’est le lien formation-lecture-insertion et bibliothèques publiques. Il y a 18 000 bibliothèques publiques en France…
Il y a des articles dans une certaine presse professionnelle sur mon bouquin préfacé par Gilles Perrault, donc j’ai confiance, cette démarche même ancienne sera connue. Par contre, je sais qu’on dira qu’on n’a plus les moyens que j’avais à mon époque. Et c’est vrai, que nous avons connu une époque prospère avec Jacques Lang, ministre de la culture et Jean Gattégno, son directeur du livre et de la lecture, homme exceptionnel.
Il savait repérer, jusque dans les banlieues, les professionnel·les en capacité de gérer une politique de lutte contre l’illettrisme au Ministère de la Culture et dans les médiathèques. J’y suis restée 15 ans, une sorte de « Madame Illettrisme au Ministère de la Culture ». J’ai été détachée à Lyon quand a été créée l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme (ANLCI) en 2000 dont je vous ai parlé tout à l’heure.
Ce que je souhaite qu’on retienne, et il suffit de lire le livre, c’est qu’à travers mes portraits, c’est un double hommage que je veux rendre : aux bibliothécaires et un hommage à ces gens en difficulté avec l’écrit qui se battent pour sortir de leur situation d’illettré·es et dépasser tous les échecs vécus pour repartir dans la vie…
Evidemment, j’ai beaucoup d’empathie pour eux/elles, j’étais très attachée à ces personnes. Cela ne m’empêchait pas d’être très distanciée car j’étais la formatrice parfois la responsable du dispositif. Je n’étais ni leur copain ni leur copine. Je peux te dire le bonheur que j’éprouvais quand je voyais comment ils et elles progressaient…
Il y en avait qui arrivaient avec un physique dégradé, « au fond du trou » dans leur HLM… la dame bretonne dont je parle dans le livre, tout a été fait par l’équipe pour que cette femme puisse sourire avec des dents… il fallait que quelqu’un·e lui dise qu’elle pouvait se faire soigner gratuitement par une école dentaire.. Alors oui, dans ces formations, beaucoup d’empathie, de bienveillance, d’humain et de social, accompagnaient les réapprentissages incontournables.
C’est tout cet accompagnement qui leur permettait d’évoluer et ensuite à la bibliothèque, ils et elles, les femmes en particulier, commençaient à prendre des livres qui les aidaient à grandir dans la vie et à s’occuper, notamment, de leurs enfants.
Parce que ces femmes ne disaient pas à leurs enfants qu’elles ne savaient pas répondre à leurs questions. Elles leur disaient systématiquement : « Il y a une institutrice pour te répondre, elle est payée pour ça… ». Nous, on savait tout ça, et les mercredis, on invitait les enfants à la fin des cours. Les cours c’était, le matin on ouvre avec un poème, le soir on se quitte avec un poème… pendant des mois… la poésie, ils/elles savaient ce que c’était ! N’oublions pas non plus le rôle de l’écrivain·e en atelier d’écriture. Un·e écrivain·e vivant dont les livres sont à la bibliothèque.
Ce qui est certain, c’est que si j’ai choisi d’adopter une démarche professionnelle à dimension sociale et culturelle, c’est parce que j’avais des idéaux mais aussi une histoire personnelle avec la lecture. Je raconte tout cela à la fin du livre, dans « l’origine des portraits ». Je parle d’un père absent, prisonnier en Allemagne.
J’y parle aussi de ma mère qui était parfois une « petite bonne » comme on disait à l’époque ou une ouvrière ce qui ne l’empêchait pas d’être amoureuse du savoir, des livres et du dictionnaire, vous verrez le rôle du dictionnaire dans ma vie, vous verrez il y a des amours de dictionnaires et je fais le portrait de plusieurs personnes qui partagent cet amour pour les encyclopédies !
Merci mille fois aux bibliothécaires engagés depuis si longtemps dans ce combat.