Abus de pouvoir : Quand une enseignante contractuelle ne se tait pas…

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11 juin 2019 Par Nail El Am

Retours sur une inspection arbitraire Ou les abus de pouvoir de l’éducation nationale

I – Je suis contractuelle

J’ai postulé au rectorat de l’académie de Toulouse après avoir soutenu mon master d’histoire, en septembre 2015. J’ai alors été reçue afin de travailler en tant que professeur remplaçante, dans les disciplines de lettres, d’histoire, et de géographie, en lycée professionnel. L’entretien a eu lieu un jeudi. Le lundi, on m’envoyait au lycée Guynemer, sans formation aucune, parmi les classes les plus difficiles du lycée.

Durant les trois années qui ont suivi, l’unique lien que le rectorat entretint avec moi fut constitué d’appels réguliers du secrétariat de remplacement pour me proposer des postes. Sans aucune formation à l’horizon, je me suis auto-formée, bon gré, mal gré.

Arriver dans un nouvel établissement en cours de route demande de multiples facultés d’adaptation.
Créer des liens avec les élèves, intégrer l’équipe enseignante, connaître le fonctionnement interne du lycée, se présenter aux différents professionnels travaillant dans l’établissement, reprendre le programme là où il s’est arrêté, avec, parfois, des instructions du professeur absent, d’autres fois, l’absence de contact avec ce dernier.

Tout cela, en ne sachant jamais jusqu’à quel moment notre poste sera renouvelé.
Tout cela, plusieurs fois par an.

Malgré ces difficultés, nous ne sommes pas payés durant les vacances scolaires, les déplacements ne sont pas défrayés, nous ne sommes pas hébergés par l’établissement lorsque nous travaillons loin, nous n’avons pas d’avancées de salaires.

Après Guynemer, j’ai travaillé au lycée Gallieni, à l’heure où les enseignants exerçaient leur droit de retrait, pour protester contre leurs conditions de travail. Puis j’ai accepté un poste de 6h au lycée René Bonnet, car les temps pleins que l’on me proposait étaient situés à plus d’une heure de route de Toulouse.

II – L’épée de Damoclès

Je suis arrivée au lycée René Bonnet le mardi 25 septembre 2018. J’avais un poste de 6h, auprès d’une classe de CAP serveurs-cuisiniers.
Leur capacité de concentration pouvait être réduite lorsqu’ils se retrouvaient pour le cours d’histoire, durant 1h30, en classe entière.

A peine commençais-je à prendre mes marques, et à tenter de nouvelles stratégies pédagogiques afin de résoudre les difficultés de la classe, que je reçus subitement la notification d’une visite-conseil de Mme l’inspectrice. Nous étions alors le vendredi 12 octobre, il était écrit qu’elle allait
m’inspecter le mardi suivant, le 16 octobre. C’était la veille des vacances scolaires. J’étais dans l’établissement depuis deux semaines.
N’ayant jamais été préparée à une inspection, n’ayant pas encore eu le temps d’instaurer un climat paisible dans la classe, n’osant pas retenter l’expérience des petits groupes (les fameux îlots), – qui avait été infructueuse la semaine passée -, je changeai en conséquence ma séance au dernier
moment, tentant de faire un cours que j’imaginais classique ; sous forme magistrale.
L’inspectrice arriva, accompagnée de la proviseure. Elles s’installèrent dans la classe. Les élèves étaient surpris car ils ignoraient cette visite. Le cours fut bancal. Je n’étais pas à l’aise, les élèves non plus.

Lors de l’entretien qui suivit cette heure curieuse, l’inspectrice me reprocha d’avoir fait un cours trop magistral. Il fallait, à son sens, les mettre en « îlots ». Quant aux supports que j’utilisais pour étayer mon instruction, il ne fallait pas que je suive les indications de la professeure que je remplaçais. Tout ce que je répondis à ce moment là me fut renvoyé, comme des paroles non valables, des justifications hors-propos. Une émotion appartenant à des souvenirs d’école se raviva alors, et j’eus la vile sensation que son évaluation m’infantilisait.

L’inspectrice me prévint alors qu’elle reviendrait afin de vérifier la bonne application de ses conseils et afin, surtout, de me mettre un avis : favorable, ou défavorable.
J’en sortis déstabilisée, une épée de Damoclès sur la tête.
Par la suite, je n’eus de cesse d’angoisser lorsqu’une séance se passait moins bien qu’une autre. Ma confiance en moi fut sérieusement ébranlée, et se détériora de jour en jour, à mesure que le spectre de la seconde inspection se rapprochait. Je continuai mon contrat jusqu’aux vacances de décembre et ne le prolongeai pas par la suite.

III – La sentence finale

Après quelques déboires humains et administratifs – une promesse d’embauche de la part du lycée Gabriel Péri au mois de mars, annulée la veille de la prise de poste par la proviseure, de manière expéditive et sans excuses aucune de sa part, ni de celle du rectorat – je finis par être
affectée à Montauban, au lycée Bourdelle, pour une durée d’une semaine, à partir du 8 avril 2019. La semaine se passe très bien et je découvre avec joie qu’il y a des établissements moins difficiles que d’autres. Je suis prolongée la semaine suivante – veille des vacances scolaires -, et prépare mes
classes de première à passer le BEP blanc.
C’est alors que je reçois l’invitation – comprendre : convocation – de Mme la proviseure adjointe, à la rejoindre dans son bureau à la récréation de 16h. Et, – c’est là que l’histoire se répète, avec brio, et avec une pointe d’accélération-, elle m’annonce que je suis de nouveau inspectée, par la même inspectrice, à 8h, le lendemain.

Surprise mais sereine, – car le contexte professionnel est cette fois différent -, je dispense, comme il était prévu, une séance sur les philosophes des lumières et la lutte contre l’injustice. Une fois encore, les élèves n’étaient pas prévenus. Intimidés par cette visite surprise, ils sollicitèrent moins la parole durant la séance. A 9h, je leur donne l’activité d’écriture à effectuer l’heure qui suit, et m’absente quelques instants pour recevoir les retours de Mme l’inspectrice.

Son expertise fut d’une brutalité sans équivoque, et tomba dans l’atmosphère de manière glaçante.

« Le cours était trop magistral, vous ne les mettez pas assez en activité, cela est donc trop fragile. Je vous invite à changer de voie professionnelle. Je mettrai un avis défavorable à votre dossier » Puis, car elle avait « d’autres personnes à visiter », elle se leva, me conseilla de « terminer la semaine tout de même », et s’en alla.

Me laissant seule dans cette pièce vide, seule avec ces trois années difficiles, sans formation, sans reconnaissance, sans accompagnement. Sans rien. Trois années, corvéable à merci. Seule avec mes contrats inhumains, parfois sans contrat du tout, avec un ramassis de droits qui n’en sont pas, avec un statut indécent qui concurrence ceux que l’on trouve dans le privé.
Je restais dans une sidération telle que je dus me mettre en arrêt.

IV – Commentaires

Ma voix devint muette par la violence de ces propos.
Incompréhension, tristesse, colère.
L’accusation, la condamnation personnelle de l’inspectrice fut tranchante, vécue avec effroi, touchant ma dignité et mon intégrité morale.
Il y a quelque chose qui m’échappe et que j’ignore encore. Condamnée pour des raisons obscures.
Le pouvoir règne, et l’inspection détient la possibilité de rompre l’estime, la carrière, les désirs de quelqu’un. En une fraction de temps, sans préavis. En usant de manière brutale des pouvoirs que l’institution lui confère.

L’arbitraire et l’absence de transparence de ce système brillent de mille feux, et m’empêchent désormais d’exercer. Là où certaines personnes, néfastes pour les élèves, car ouvertement racistes, sexistes, ou homophobes, sont protégées par ces mêmes inspecteurs. – (Plusieurs affaires m’ont été rapportées, attestant le comportement délictueux de certains professeurs, dont les inspecteurs avaient connaissances, mais dont la fonction n’a jamais été remise en question.)
L’agression systémique et systématique du monstre s’abat, face à ses employés, face à ses élèves, face à ses parents d’élèves, –certaine mères étant désormais exclues des sorties scolaires en raison de leur appartenance religieuse, selon l’amendement du projet de loi Blanquer adopté le 15 mai
dernier par le Sénat – projet de loi surnommé, avec cynisme, « école de la confiance » -.

J’ai baissé les yeux, j’ai baissé la voix. J’ai fermé mes yeux, clôturé mes lèvres. Seule, isolée, précarisée.
Les élèves ont peur des professeurs, les professeurs ont peur des inspecteurs, les inspecteurs ont peur des recteurs, les recteurs ont peur des ministres. Chacun est sous-tutelle de l’autre, et s’en trouve fragilisé, dans son parcours scolaire ou professionnel, évalué au lieu d’être accompagné.

Il est inacceptable qu’une inspection puisse être menée d’un jour à l’autre.
Il est inacceptable qu’un-e enseignant-e contractuel-le se fasse évaluer sur les mêmes bases qu’une personne titulaire, sans n’avoir jamais reçu de formation.
Il est inacceptable qu’on lui demande d’appliquer un modèle standard de pédagogie dans chaque nouvelle classe, dans chaque nouvel établissement, alors que la précarité et la multiplicité des contrats à l’année ne lui permettent pas de développer sereinement des outils pédagogiques
différents, surtout dans les classes les plus difficiles.

Le personnel enseignant contractuel ne doit pas subir d’intimidation de la part de la hiérarchie de l’éducation nationale.

J’ai subi, dans cette mauvaise mise en scène, une édifiante leçon de pédagogie. Mais de quelle pédagogie s’agit-il, si ce n’est celle que subissaient nos aïeux à coups de bâtons et de bonnets d’ânes ?
Tout contribue à faire de l’institution scolaire un lieu exempt d’épanouissement : les notes, le système de sanctions/rétributions, l’individualité du travail, l’absence d’analyse de pratiques– N.B : L’école est le seul espace, parmi ceux où les relations humaines sont au cœur du métier, où cet outil
n’est pas envisagé, bien qu’il soit indispensable dans les lieux où le relationnel et l’affect constituent des enjeux majeurs -.

Malgré cela, j’avais mis un point d’honneur à valoriser mes élèves. Des élèves qu’on dépeint fréquemment de manière négative, qui ont été souvent dévalorisés, sous-estimés. Ils écrivaient, librement en cours de français, leurs craintes et leurs désirs, leurs angoisses et leurs rêves.
Je ne m’attends pas à ce qu’une machine aussi féroce telle que l’éducation nationale, s’attarde un seul instant sur mon cas. Au contraire. Cet appareil d’État s’engage à répandre, diffuser, et banaliser ce fonctionnement, pour que mon cas n’en soit plus un. Et qu’il devienne la règle.

Ces inspections surprises et répressives traduisent les aspirations de nos gouvernements successifs.
Nous, contractuels de la fonction publique, sommes un échantillon du projet de société qu’ils mènent intensément depuis les années 1980. L’éducation nationale est l’institution dans laquelle l’on trouve le plus de personnes précaires, en France. L’école est devenu le laboratoire de la privatisation par excellence. Dans quel objectif ?

Contractualiser une institution, c’est contrôler la masse salariale.
C’est fabriquer un monde où chacun-e est intérimaire, à la merci d’un pouvoir arbitraire /
Où le personnel tout entier se voit mêlé à un jeu d’alliance et de concurrence pour sauvegarder sa place /
Où se mettre en grève représente un risque trop élevé /
Où chacun subit, isolé, tour à tour, les foudres ou les éloges de la hiérarchie /
Où l’angoisse et la crainte règnent, provoquées par la menace de perdre son emploi.

Sous fond de coupe budgétaire, le nerf de la guerre.
Une belle société, en somme.

V – Épilogue

Le 10 mai 2019, je reçois une lettre. Elle est signée de madame la rectrice, par délégation, par le « secrétaire général empêché » – (sic : empêché de quoi ? De respecter l’être humain se cachant derrière un numéro de matricule, qui a été sciemment et vulgairement marginalisé, jeté dans la fosse du chômage, en toute illégalité?) -. La lettre stipule dans son objet, le « non renouvellement en tant qu’enseignante non titulaire en lettres-histoire-géographie. ». Elle continue : « Suite au rapport d’inspection en date du 16 avril 2019, j’émets un avis défavorable pour la poursuite de vos activités en tant que contractuelle en lettres-histoire-géographie (…) »
Je reste figée : je n’ai jamais reçu de quelconque rapport.
Quant à la dernière phrase du courrier, elle parle d’elle-même, et n’a aucunement besoin d’être commentée. En conséquence, je conclurai sur celle-ci, et vous laisse méditer à son propos :

« Je rappelle que les agents contractuels recrutés par contrat à durée déterminée n’ont pas de droit à voir leur engagement systématiquement reconduit et que les décisions de non-renouvellement n’ont pas à être motivées.»

CQFD.

Toulouse, Juin 2019

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